Juan Gil-Albert : Le Style homosexuel. En Espagne sous Franco
Unique dans les lettres espagnoles, dérangeant dans son propos. Écrit en 1955, dans une Espagne muselée par le franquisme, Le style homosexuel ne fut publié qu’en 1975, alors qu’un vent vif d’espoir soufflait sur un pays désireux de rattraper le temps perdu en matière de liberté. Néanmoins, le sujet, dans ce pays très catholique, était encore, aux dires mêmes de l’auteur, « scabreux » ; une bonne trentaine d’années plus tard il ne l’est plus guère mais l’oeuvre n’en est pas pour autant consensuelle : Gil-Albert lui-même fait état de son manque d’aménité. L’homosexuel qui y est dépeint, dont le modèle mythique est le demi-dieu Héraclès, est un homme libre, dont la solitude, traversée de rencontres, est radicale.
Très dense, d’une grande érudition, ce livre tend vers l’essai par une certaine rigueur argumentative, un souci de problématiser la question, mais son écriture ne se déprend jamais, même dans les moments les plus arides de la démonstration, de ses qualités poétiques. Et, inversement, la fiction y est porteuse de vérité. Ainsi la première partie, recréation du mythe d’Héraclès intitulée Hommage à Platon, fonctionne comme un apologue : l’absence de culpabilité de l’homosexuel est déclarée par le meurtre du serpent des mains d’Héraclès ; l’amour est sous le signe de la caducité (ici à cause de la disparition d’Hylas) mais bien qu’éphémère, la rencontre est décisive (la douleur d’Héraclès l’atteste) au point que la blessure entraîne l’amant à se surpasser (par les travaux et les aventures extraordinaires). À s’interroger sur les raisons qui ont poussé Gil-Albert a choisir les amours d’Héraclès et d’Hylas plutôt que d’autres, comme celles qu’il partagea avec Iolaüs, auxquelles Gide fait allusion dans Corydon, on saisit qu’elles donnent la possibilité d’évoquer l’expédition des Argonautes, non pour le rôle, plutôt secondaire, qu’y joua Héraclès, mais parce que la Toison d’Or, but de l’expédition, ramenée par Jason, est portée en médaillon par les rois d’Espagne depuis Charles Quint, grand-maître de l’Ordre de ce nom, et que, par ce fil si ténu Gil-Albert relie l’Espagne à la Grèce antique, son expérience à celle d’Héraclès. Et, ce, grâce à l’art car, de même que la Toison d’or est devenue un bijou, les exploits chez Gil-Albert s’appellent écriture et création littéraire.
À la croisée des genres, entre fiction et traité, Le style homosexuel est l’œuvre « non d’un penseur qui écrit mais d’un poète qui pense », comme l’écrit Jean Allouch.
Juan Gil-Albert a une œuvre considérable de poète, mais c’est aussi un grand prosateur, qui a produit des essais, des chroniques, des mémoires et des romans. Certains ont été traduits en français par Christophe Alain-Denis, chez Actes Sud. C’est le cas de Valentin (1987) ou encore de Les Archanges (1989).